Art, beauté, foi

À l’occasion du lancement de son programme interculturel I.T.OUCH’ le 30 novembre 2013, l’Institution Thérésienne (IT) invita Axcent pour un témoignage suivi par un échange entre trois porteurs d’initiatives interculturelles ou interconvictionnelles à Bruxelles.

Voici ce que IT proposa à Axcent :

“Plutôt que de présenter concrètement les actions de votre association d’Axcent, nous voudrions nous demander de donner une réflexion sur la valeur, les chances et les défis de l’art et de la musique dans la quête de sens de nos contemporains, et de sa capacité et ses limitations dans la construction de passerelles et le tissage de liens” (mail du 25 octobre 2013).

Ce qui suit, est la réflexion tenue le 30 novembre par Christof Grootaers sous le titre Art, beauté et foi dans la quête de sens.

 

Mesdames et Messieurs,

Commençons tout de suite avec trois désavantages devant lesquels je me trouve, – des désavantages qui peuvent devenir, en les additionnant, tout compte fait, assez avantageux..

Premièrement, je ne suis ni un historien de l’art, ni un artiste. Je n’ai donc pas de compétences ou de références universitaires bien particulières pour aborder ce sujet.

Un sujet qui est – et voici un deuxième désavantage – énorme, colossal, d’une telle ampleur, qu’il il ne faut même pas rêver de donner ne fût-ce qu’un début d’aperçu ou de vue générale sur cette question qui est le lien entre la quête de sens et l’art.

Ajoutez-y le troisième inconvénient – le fait que je ne dispose que d’un petit quart d’heure – et vous comprendrez que je fais face à une mission presque impossible.

Et pourtant, il s’avère que ces trois  désavantages peuvent devenir un grand avantage, là où je peux renoncer à toute prétention académique et exhaustive et où je deviens  – de par mon ignorance même – libre de vous soumettre le fruit de quelques intuitions, qui sont loin d’être infaillibles et qui inviteront, j’espère, à l’échange.

Je partirai donc de ce que je ressens et de ce que je crois savoir personnellement, non pas comme artiste, mais comme simple « consommateur d’art » (pardonnez-moi le mot) et comme croyant qui, comme tout croyant, qu’il soit religieux ou pas, réfléchit sur le sens et le non-sens de l’existence.

1. École de la connaissance

Je vais peut-être vous étonner, mais avant toute chose, avant même de parler du beau et des émotions esthétiques que l’on associe spontanément à l’art, il faut d’abord aborder l’art comme une école de connaissance. C’est tout à fait élémentaire.

Voyez ce qui arrive quand de nos jours on entre dans un musée pour la toute première fois et qu’on prend place devant un tableau du, disons, 17ème siècle. On reste littérament bouche bée : on voit des couleurs, on voit des formes, on voit de proportions, mais par manque de connaissance on ne voit pas le rapport entre les personages et les scènes du tableau et l’histoire religieuse, mythologique ou profane à laquelle ils font référence. Sans connaissance de son contexte, le tableau reste pour une grosse partie un livre fermé, un objet mort. Il va de même pour une peinture moderne : si on n’a aucune idée de histoire de l’art moderne et de ses grands questionnements, toute forme abstraite accrochée au mur reste un sphinx ennuyeux qui garde jalousement ses secrets. Rapidement nous nous lassons de ce que nous voyons et nous nous déplaçons devant un autre tableau qui risque, d’ailleurs, de nous ennuyer davantage.

La  connaissance de l’histoire, de la culture, de la tradition artistique est donc une clé élémentaire pour accéder au premier sens de l’art et du beau, un sens qui nous est transmis d’un passé souvent lointain et que nous retransmettons à ceux qui viendront après nous. Ainsi, l’art est toujours aussi l’histoire de l’art. Je ne dois pas vous faire un dessein :  cela vaut exactement pour la religion, dont le sens se trouve, du moins en partie, aussi dans sa propre histoire.

Cette connaissance du passé artistique, cette conscience que les choses artistiques se situent dans la longue-durée et qu’elles ne sont pas uniquement présentes dans un « maintenant » immédiat qui est là pour répondre immédiatement à nos désirs du moment: je l’appelerai, plus qu’une quête du sens, une reconquête du sens. Sans conscience du passé, nous perdons le sens des choses, qui, auparavant, avaient un sens ; nous  sommes à la merci de l’absurde. L’art et le respect pour l’art peuvent nous réapprende à chérir la longue-durée, une longue-durée qui est aussi le fondement de la tradition religieuse ou philosophique. Avec l’art, nous rentrons dans une sphère qui, au commencement, n’est pas la nôtre, qui demeurera après notre propre disparition, et qui demande dès lors une attitude d’humilité et de curiosité.

Et avec la curiosité, nous voilà arrivés dans la deuxième école d’apprentissage que l’art nous procure. Après la connaissance, elle nous invite à acquérir une seconce aptitude fondamentale pour en saisir le sens. C’est l’attention.

2. École de l’attention

Il ne suffit pas de comprendre la toile de fond historique et artistique d’une oeuvre d’art pour en saisir ce sens précis qui peut nous transformer intérieurement, voir même bouleverser. À partir de la curiosité, nous apprenons à regarder, à écouter, à contempler, à lire attentivement, et nous nous débarrassons du bagage historique dont nous avions besoin encore quelques instants auparavant.  Le savoir lire: lire un tableau, lire un poème, lire un roman, c’est se débarasser de ses prédispositions, c’est se décentrer, c’est prendre le temps, c’est devenir attentif.

Nous connaissons l’importance que la philosophe et mystique Simone Weil prêtait aux mathématiques qui fallait enseigner dès le plus jeune âge, comme apprentissage de la concentration, ou mieux encore, de l’attention ininterrompue qui, elle, était primordiale pour la contemplation de Dieu. Sans doute nous pouvons dire la même chose de l’étude d’un tableau, d’une sculpture ou d’une pièce de musique : elle nous aide en même temps à nous décentrer (je ne suis plus le centre de mon attention, mon attention même devient le centre) et à nous concentrer ne fût ce que pour les quelques minutes que nous parvenons à dérober aux exigences d’un temps de plus en plus utile et utilitaire. Pour Simone Weil l’attention et l’attente allaient de pair. L’attente n’est jamais passive tant qu’elle reste attention. Elle est désir de sens, désir de vérité.  L’attention, l’attente de Dieu (c’est le titre posthume d’un de ses recueils), l’attente du sens qui  soudainement se libère pour nous transformer dans notre for intérieur, voilà, sans doute, les fruits que la fréquentation assidue de l’art dans toutes ses expressions peut nous apporter.

Mais jusqu’à présent nous sommes restés au niveau individuel de l’apprentissage de l’art et de la (recon)quête du sens. La connaissance et l’attention sont des aptitudes individuelles. À l’école du beau et de la beauté, nous rentrons, enfin, en plein dans la communion.

3. Ecole du Beau et de la Beauté

C’est là que nous découvrons l’émotion du beau, le plaisir et l’enthousiasme esthétiques, qui mènent presque automatiquement à une envie de partage  et de communion. Ici la quête du sens se fait ensemble, on pourrait presque dire par contagion.

a/ Cette contagion peut devenir tellement intense, qu’elle prend un aspect interreligieux si il s’agit de la beauté qui emprunte son expression à la tradition religieuse. Je pense, en guise d’exemple, à l’Islam, qui, tout en respectant en général l’interdit de l’image divine, humaine et parfois même animale,  a su développer un époustouflant jeu de formes dans ses traditions calligraphiques et architecturales. Je pense aussi à ma propre expérience comme co-organisateur de concerts interreligieux et interconvictionnels. Je me rappelle en particulier un concert à l’église du Béguinage qui rassemblait juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes et humanistes  qui s’embrassaient tous fraternellement à la fin du concert, un geste qui n’avait aucument été commandé par les organisateurs, mais que la communion musicale avait provoqué spontanément.

b/ Mais l’art a également vocation au partage du sens à un niveau œcuménique. Un exemple : quel plaisir de s’échanger entre chrétiens l’exubérance et la joie presque dionysiaque du catholicisme baroque et l’intériorisation luthérienne qu’on retrouve par exemple chez Jean-Sébastien Bach! Il ne faut pas être une oecuméniste diplômé pour s’apercevoir qu’au-delà des clivages théologiques ou des rivalités ecclésiastiques, les différentes sensibilités artistiques que peuvent habiter le monde du catholicisme romain et celui du protestantisme, sont très complémentaires au lieu d’être contradictoires.

c/ … Pour ne pas parler de la liturgie des églises orthodoxes qui, à travers la splendeur de ses couleurs, ses sons et ses odeurs,  nous offrent un avant goût du Paradis.

4. École du non-dit

Je pense que nous avons tous vécu la situation suivante. Nous ressentons un moment donné une chose d’une manière très très forte, j’entends une chose intime, une chose qui a tout à voir avec la vérité, et non plus avec « une » vérité, la vérité qui nous donne le sens et la direction de notre existence :  nous en parlons à un ami, à quelqu’un en qui nous avons confiance, nous l’expliquons, nous le décrivons, nous le chantons, tout ce que vous voulez, mais soudain, à la fin de notre longue entretien, nous nous rendons compte que nous avons beaucoup dit, presque tout, mais pas encore l’essentiel, il nous semble que nous n’avons pas été compris ou plutôt : que nous n’avons pas pu faire nous comprendre, et qu’il y a un résidu, un reste d’un « je ne sais quoi », qu’aucune  conversation, même la plus élaborée et la plus nuancée, ne sera jamais capable d’absorber tout à fait, parce que quand il s’agit d’une vérité intime, les interlocuteurs se heurtent aux limites de la communication.

Et bien, l’art, quand il est vécu en communion, et particulier quand il s’agit de la musique, peut devenir l’endroit où le non-dit est exprimé à haute voix, au-delà de tous les malentendus d’une conversation humaine.

5. Ecole de la gratuité

Je voudrais terminer avec une cinquième école d’apprentissage, c’est sans doute la plus importante, je veux dire l’école de la gratuité, une gratuité qui a, qu’on le veuille ou non, une dimension fortement politique, parce qu’en en elle tout ce qui est démesure, tout ce qui est désintéressé, tout ce qui est unilatéral y est reçu avec sympathie et enthousiasme.

Comprenez bien, dans cette dernière école il devient encore plus clair dans quelle mesure la foi, l’amour et la beauté se touchent et font alliance pour aboutir à un sense accru des choses : aimer un morceau de musique sans aucune autre raison que la musique même; aimer, pour le croyant, Dieu sans autre raison que Dieu-même; aimer le réfugié, la veuve, l’orphelin, l’étranger,  le chômeur, l’enfant à l’école de devoir, la personne handicapée, le malade chronique, la mère célibataire qui risque encore plus que d’autres de basculer dans la pauvreté, l’habitant d’une maison de retraite, le jeune drogué,  en un mot, aimer l’être humain comme être humain, parce-qu’il est être humain, sans lui demander son taux de productivité, son régime d’épargne-retraite,  ni sa contribution au produit national brut, nous voilà devant une attitude de gratuité inconditionnelle, qu’elle soit amour, foi ou beauté, une gratuité qui est, je vous l’assure, en même temps une attitude politique, car elle dit un grand “non!”  à cette société de calcul, de consommation et d’accumulation dans laquelle nous sommes contraints à vivre.

Le Centre Alameda pourrait devenir ce lieu de gratuité totale.

Merci.